Les agrimensores

Par • Publié dans : Armée romaine

Les origines

Dès les plus anciennes civilisations, des monuments gigantesques sont sortis de terre, temples sacrés, pyramides, théâtres ou aqueducs, ils sont le fruit du génie humain.
Or, toutes ces oeuvres magistrales ont pour préalables des opérations topographiques nécessaires à l’architecte afin d’établir des plans qui permettront la réalisation pratique de l’ouvrage.
Etablir des directions, mesurer des distances, estimer des hauteurs mais aussi délimiter des parcelles de terrains, tracer des routes, voilà autant de points de départ qui permettront la construction d’édifices dont certains sont encore debout après plusieurs millénaires.
Les plus anciennes traces de la présence de géomètres remontent à l’Ancien Empire égyptien avec des textes administratifs et funéraires ainsi que des opérations d’arpentage (tombe de Menna) ((Tombe de Menna (TT69) secteur de Cheikh abd el-Gourna-nord, dans l’enclos “dit supérieur”, XVIIIème dynastie (1401-1390 av J.C.). Deux arpenteurs, la chaîne enroulée autour de l’épaule mesurent le champ, de façon à estimer la récolte sur pied et à calculer la part qui revient au maître.)) qui nous renseignent sur l’exercice de cette profession.

Tombe de Menna (TT69) secteur de Cheikh abd el-Gourna-nord, dans l'enclos "dit supérieur", XVIIIème dynastie (1401-1390 av J.C.). Deux arpenteurs, la chaîne enroulée autour de l'épaule mesurent le champ, de façon à estimer la récolte sur pied et à calculer la part qui revient au maître.
Tombe de Menna (TT69) secteur de Cheikh abd el-Gourna-nord, dans l’enclos “dit supérieur”, XVIIIème dynastie (1401-1390 av J.C.). Deux arpenteurs, la chaîne enroulée autour de l’épaule mesurent le champ, de façon à estimer la récolte sur pied et à calculer la part qui revient au maître.

Plus près de nous, Étrusques et grecs ont eux aussi utilisé ces procédés. Les Etrusques donnant même aux opérations d’arpentage une connotation religieuse que garderont au moins dans un premier temps les Romains. Certains archéologues pensent que le cadastre étrusque serait même à l’origine des Pénates, ces divinités familiales si importantes dans les foyers romains. Frontin ((Frontin : Sextus Julius Frontinus; homme politique, haut fonctionnaire impérial. Frontin fut deux fois consul, gouverneur de Bretagne de 74 à 78, puis proconsul d’Asie vers 83 et enfin nommé par Trajan, en 97 après J.C, administrateur du service des eaux, curator aquarum.Dans son ouvrage De aquis urbis Romae, il décrit les aqueducs, leur histoire, les règlements et des détails techniques concernant la qualité et la répartition de l’approvisionnement.)) n’hésitera pas à parler concernant la cadastration de “disciplina etrusca”.
Les Grecs, quant à eux, sont davantage axés vers les grands chantiers ainsi que les travaux publics (percements de canaux et de tunnels, aqueducs…) et la subsistance de nombreux écrits tels “de la dioptre” ou “metrica” de Héron d’Alexandrie nous donne une idée assez précise du haut degré de connaissance (notamment en ce qui concerne tous les “problèmes de géométrie”) et de technicité des géomètres grecs. Les arpenteurs romains font d’ailleurs de constantes références aux sources grecques et, dans leurs traités, ils utilisent essentiellement la terminologie grecque.

Les géomètres romains

Les géomètres de l’ Antiquité ne sont vraiment connus qu’avec l’époque romaine, nombres de textes importants sont parvenus jusqu’à notre époque tels les traités gromatiques ((Les traités gromatiques sont une collections d’écrits à finalité didactique qui nous sont parvenus mais partiellement déformés et résumés. Les auteurs sont Frontin, Hygin le gromatique, Siculus Flaccus et Hygin. Ces auteurs de la fin du 1er siècle et du début du 2ème siècle après J.C. ont mis par écrit les données d’une technique qui existe chez les romains depuis au moins quatre siècles.)) ou certains passages du “De Architectura” de l’ingénieur romain Vitruve.
Les agrimensores, que l’on pourrait assimiler à des géomètres experts, sont plus que de simples arpenteurs: leurs fonctions ne se limitent pas à l’établissement , au tracé et au bornage des limites des parcelles de terrains (cadastration), ou au traçage des voies romaines si rectilignes grâce à l’utilisation de la groma. Ils jouent aussi un rôle essentiel dans la castramétation (( La castramétation est la science de l’établissement d’un camp militaire; les castrorum metatores marchaient en avant de l’armée avec les soldats de l’avant-garde (antecessores) voire avec ceux qui faisaient des reconnaissances (speculatores) )) (ils sont alors souvent appelés castrorum metatores) en établissant avec leur groma des axes principaux et leurs voies parallèles qui donnent aux camps militaires romains leur aspect si “orthonormé”. On retrouve d’ailleurs ce même genre de canevas dans la fondation des villes romaines notamment dans les colonies fondées par les vétérans retirés des légions. Ces mêmes vétérans reçoivent à leur démobilisation (honesta missio) des parcelles de terrains en territoire conquis et c’est l’agrimensor qui leur attribue leurs lopins.
On pourrait voir là avant tout un travail de technicien de terrain mais les agrimensores sont aussi des juristes dans leur spécialité et ils sont à même d’intervenir dans tout litige d’ordre cadastral.

Alignement de decempedae
Alignement de decempedae

Très proche des agrimensores, les libratores ((Il est vrai que suivant les époques, les auteurs et les “spécialisations éventuelles”, on a pu dénombrer autour de la notion générique de géomètre pas moins de huit termes différents pouvant s’appliquer à ce mot:
– Le plus fréquent est “agrimensor” qui s’approche du géomètre expert.
– Le terme “mensor” personne chargé de mesurer est plus polyvalent, il concerne aussi bien les arpenteurs géomètres, les employés de l’annone chargés de vérifier les quantités de blé qui arrivaient à Ostie afin d’éviter toute fraude ou les ingénieurs militaires géomètres qui prenaient les noms de :
“Metatores” ou “castrorum metatores” quand ils étaient chargés des mesures nécessaires à l’édification du camp.
Citons en outre:
– Le” finitor” cité par Cicéron dans ses lois agraires et que l’on pourrait traduire par architecte
– Le “decempedator”: allusion à la perche de dix pieds qui servaient pour mesurer les longueurs et les courtes distances.
– Le “gromaticus”: allusion directe à son instrument de prédilection, la groma.
– Et enfin le “librator” qui a déjà été évoqué plus haut, précisons toutefois que le mot latin “libra” signifie niveau.)) qui, suivant les auteurs, pouvaient être assimilés à des ingénieurs d’artillerie, à des employés du génie militaire faisant office de géomètres arpenteurs ou bien encore de directeurs des travaux d’aménagement des eaux. Il semblerait en fait que les libratores étaient plutôt spécialisés dans l’estimation des hauteurs et des dénivellations de terrain ce qui peut trouver son application aussi bien dans l’artillerie (pour les tirs paraboliques par exemple) que dans la construction d’aqueducs (calculs de pentes pour un écoulement optimal de l’eau dans les canalisations).

Le travail des agrimensores est donc d’une grande utilité sociale, jouant un rôle aussi bien civil que militaire suivant les cas. Ils sont choyés par l’Etat car leur travail de cadastration est indispensable à l’établissement de l’impôt foncier: ils deviendront même à partir du règne d’Auguste des fonctionnaires impériaux jouissant ainsi de privilèges intéressants et d’un statut social élevé.

Les traités gromatiques sont particulièrement éclairants sur la façon dont les agrimensores conçoivent leur métier. L’agrimensura appelée aussi ars metendi agris est pour eux tout autant une science qu’un art et ils n’échappent pas à l’influence pythagoricienne des philosophes mathématiciens qui pronent “l’amour” de la ligne droite, de la perpendiculaire et du carré dans lesquels ils voient la victoire de l’intelligence humaine domptant les “caprices” de la Nature ((Cette philosophie sert aussi en grande partie de justification à une pratique d’essence foncièrement impérialiste: “Rome par la centuriation des terres soumises, ne faisait qu’appliquer les lois divines de la Providence en procédant à une divine géométrisation des sols ” c’est ce qu’affirme jean-Yves Guillaumin chercheur à l’Institut des Sciences et techniques de l’Antiquité à l’Université de Franche-Comté.)).
On retrouve cette façon de concevoir le monde de façon très nette dans ce que les gromatiques appellent la ratio pulcherrima ((Ratio pucherrima que l’on pourrait traduire par “le plus beau système”.)) c’est à dire la conformité au système idéal d’organisation des terres. Dans cette théorie, on dispose d’axes majeurs: un cardo (axe Sud Nord) et un decumanus (axe Est Ouest) dont le croisement appelé umbilicus est positionné exactement au centre de la ville dont la centuriation organise le territoire. mais il ne s’agit là que de la théorie car, confronté à la réalité du terrain (relief, obstacles naturels ou proximité d’une voie de communication terrestre ou fluviale), l’agrimensor s’adapte selon les besoins.

La cadastration du sol par les agrimensores romains

Stèle funéraire d’un agrimensor retrouvée à Lurea (val d’Aost). La groma est démontée et on aperçoit, vu de dessus, les rigores (réglettes croisées à angle droit et servant de support aux fils à plomb : on en devine d’ailleurs deux à mi-hauteur de la stèle).
Stèle funéraire d’un agrimensor retrouvée à Lurea (val d’Aost). La groma est démontée et on aperçoit, vu de dessus, les rigores (réglettes croisées à angle droit et servant de support aux fils à plomb : on en devine d’ailleurs deux à mi-hauteur de la stèle).
Groma
Groma

La structure parcellaire la plus courante est la centuriation du sol. A partir de deux axes rectilignes placés à angles droits, le cardo maximus (Sud Nord en principe) et le decumanus maximus (Est Ouest en principe) sont créées des parallèles distantes de 710 mètres ce qui forme un quadrillage régulier qui est borné. les carrés formés ont une superficie de 200 jugères ((Soit une surface de 50 ha 36 a 42ca.)) et s’appellent des centuries. A une centurie ne correspond pas forcément une propriété: suivant les cas, la propriété n’occupe qu’une partie de la centurie ou au contraire peut déborder sur plusieurs centuries. Enfin, une centurie peut être coupée ou traversée par une route, un cours d’eau ou une forêt sans que cela ne modifie en rien son tracé et sa surface.
Une fois la centuriation du sol réalisée, on procède au bornage du terrain. Cet acte était accompagné d’une cérémonie solennelle de consécration des pierres à la divinité protectrice des limites: Terminus. Les voisins plaçaient en cette occasion avec la borne, des ossements d’animaux sacrifiés, du charbon ou des morceaux de vases. Derrière l’aspect cérémoniel il faut voir aussi le côté pratique: en effet, en cas de litige, une borne ayant disparue ou ayant été déplacée, les traces laissées par cette cérémonie permettaient de pouvoir replacer la borne au bon endroit sans avoir à renouveler les opérations d’arpentage ((Les arpenteurs de nos jours utilisent le même procédé (la cérémonie en moins!) en plaçant en terre, juste à côté des bornes, des plaques particulières ou à défaut d’autres objets solides permettant d’identifier l’endroit exact du bornage.)).

A l’issu de toutes ces opérations, l’agrimensor réalise une forma (carte) de l’endroit cadastré. Cette carte était toujours gravée en deux exemplaires sur une plaque en bronze en guise de preuves. Un des exemplaires était confié aux autorités locales et l’autre était versé au tabularium central ((Le tabularium central est le dépôt d’ archives de tous les documents officiels de l’empire romain. Il se situe à Rome.)).
Stèle funéraire d’un agrimensor retrouvée à Lurea (val d’Aost) : la groma est démontée et on aperçoit, vu de dessus, les rigores (réglettes croisées à angle droit et servant de support aux fils à plomb : on en devine d’ailleurs deux à mi-hauteur de la stèle).

L'image montre une reconstitution d'une groma.
L’image montre une reconstitution d’une groma.

La partie supérieure de l’instrument est composée d’ une croix à 4 branches perpendiculaires de dimensions égales qui servent d’équerre de direction; à chacune des branches est suspendu un fil à plomb appelé perpendicula.
Ce dispositif est fixé sur un bras de recherche métallique qui le relie à un long pied servant à la mise en station. Suivant la consistance du terrain, le pied muni d’une pointe à son extrémité inférieure peut être fiché en terre; mais si le sol est trop dur ou trop instable, on peut avoir recours à un trépied métallique pour stabiliser le tout. Il existait un 5ème fil à plomb positionné sous l’axe reliant la croix à 4 branches au bras de recherche mais il ne servait qu’à la mise en station de l’appareil à la verticale d’une borne de cadastration, puis ce fil était retiré car il devenait gênant pour les opérations de visée.

Les instruments de mesures

Les différentes opérations topographiques auxquelles avaient recours les agrimensores nécessitaient l’emploi fréquent de trois principaux instruments de mesures : la groma, la dioptra et le chorobate. Ces trois instruments ont été reproduits sous forme de répliques par des élèves de Bac Pro du lycée professionnel de Chardeuil en Dordogne dans le cadre d’un Projet Pluridisciplinaire à Caractère Professionnel. Ils ont été cédés par la suite au groupe de reconstitution historique des légions romaines “Legio VIII Augusta” qui les utilise régulièrement lors de ses différentes prestations.

La groma

opération de visée avec la groma
opération de visée avec la groma

Cet instrument est le symbole même de l’arpenteur, celui-ci était parfois appelé gromaticus. Son nom est vraisemblablement d’origine étrusque, mais emprunté au grec ((Le terme de groma, utilisé par les romains, viendrait du grec gnomon (équerre) mais au passage dans la langue étrusque le “gn” aurait été transformé en “gr” Chouquer/Favory: “l’arpentage romain” Ed. Errance 2001)); la groma est aussi parfois désignée sous ses appellations latines: ferramentum ou stella.
La groma est une équerre optique ou équerre d’arpenteur qui divise l’espace en quatre quadrants et sert à tracer des lignes droites et des angles droits. Elle nous est connu grâce à deux stèles funéraires ((A gauche, la stèle funéraire d’un agrimensor retrouvée à Ivréa (Val d’Aoste): la groma est démontée et on aperçoit, vu de dessus, les rigores (réglettes croisées à angles droit et servant de support aux fils à plombs: on en devine d’ailleurs deux à mi-hauteur de la stèle). A droite, un détail de la stèle funéraire de l’ingénieur pompéïen Nicostratus qui se trouve dans la Nécropole près de la porte de Nocera au sud est de Pompéï.)) qui nous donnent une idée relativement précise des éléments qui constituent cet instrument. Mais c’est la découverte faite par Matteo della Corte à Pompéï en avril 1912 dans un des ateliers situés au long de la via dell’ Abondanza qui nous éclaire le plus: une groma complète dont le pied était cassé et qui avait été amené dans cet atelier pour être réparé.
Une fois la groma installée à l’endroit souhaité par l’agrimensor et l’équerre de visée positionnée dans la direction voulue, les opérations peuvent commencer:
dans l’axe de visée de l’oeil, le 1er fil à plomb cache le second fil et tout jalon ou toute perche positionné dans cet axe est forcément aligné par rapport aux fils à plombs qui ont servis pour la visée. On peut ainsi obtenir un alignement parfait de perches sur une distance raisonnable.
Jean Pierre Adam ((Jean-Pierre Adam, La construction romaine; 1er chapitre “la topographie” Editions Picard)) a réalisé une expérience avec une groma reconstruite et les résultats obtenus à courtes distances (jusqu’à 50 m) sont assez proches de ceux que l’on pourrait obtenir avec des instruments actuels. Par ailleurs, notre propre utilisation de cet appareil montre qu’à des distances raisonnables on obtient des résultats convaincants.
Il faut cependant apporter un bémol d’importance, l’emploi de la groma devient problématique voire impossible dès que le vent devient trop important car il perturbe les visées en agitant les fils à plombs.

La dioptra

Opération de visée avec la dioptra
Opération de visée avec la dioptra

A la différence de la groma dont on connait l’architecture générale par plusieurs sources différentes, nous ne savons rien de l’allure de cet instrument: aucune fouille archéologique, aucune stèle, aucun bas-relief, seul un texte de Héron d’Alexandrie nous signale son existence et encore il est plus question de visées angulaires et de principe de fonctionnement que de description à proprement parler.
Nous vous proposons ici une “évocation” de cet appareil dont le principe de fonctionnement est compatible avec les écrits de Héron tout en étant bien conscient que faute de documentation il nous est impossible de proposer une reproduction digne de ce nom.

Que savons-nous de la dioptra ? Il s’agit d’un instrument de mesures angulaires effectuant des opérations de visées goniométriques horizontales; Héron propose de lui adjoindre un second disque vertical pour les mesures angulaires verticales faisant de cet instrument “l’ancêtre” (dépourvu de lunettes de visée)du théodolite.
La dioptra pouvait servir pour le nivellement de terrain, l’arpentage, l’implantation d’aqueducs ou le percement de tunnels et dans sa “version théodolite” d’instrument d’astronomie. Les mesures angulaires horizontales étaient réalisées à partir d’un plateau circulaire horizontal gradué en 360 degrés. ((Le système sexagésimal (base 60) servant à mesurer le temps, les angles trigonométriques puis plus tard les coordonnées géométriques et se déclinant en degré = soixante minutes/ minute = soixante secondes est un système très ancien, déjà existant en Mésopotamie bien avant d’être utilisé par les grecs et les romains.))

Dans le cas d’un second disque vertical pour des mesures angulaires verticales, la graduation n’avait pas à dépasser logiquement les 90°.
L’opération consistant à effectuer une mesure angulaire horizontale entre deux points est assez simple:
Dans un premier temps, on effectue une visée à travers une sorte de lunette de visée dépourvue d’optique (la longue vue n’existait pas encore!) mais dont les oeilletons sont pourvus de crins de cheval perpendiculaires se croisant au centre exact de l’oeilleton. On vise précisément le premier point en faisant en sorte que le plateau horizontal (gradué 360°) ait le curseur positionné sur CCCLX.

Puis dans un deuxième temps, on procède à une visée du second point sans bouger le plateau horizontal, le curseur (solidaire de la partie supérieure en rotation) indique un nouveau chiffre.
Si le curseur a été bougé vers la droite, (visée du second point à gauche du premier) la mesure angulaire correspond au chiffre que l’on lit. Si le curseur a été bougé vers la gauche, (visée du second point à droite du premier) la mesure angulaire correspond à 360 – le chiffre que l’on lit.
Pour une visée verticale, le principe est encore plus simple, par rapport au degré” 0 ” qui correspond à la parfaite horizontalité de l’appareil, on effectue une visée en faisant pivoter le disque vertical et la “lunette de visée” vers le point à mesurer et, une fois la visée réalisée, on lit dans une petite fenêtre le chiffre obtenu.

Les expériences de visées que nous avons pu réaliser ont montré que ce système fonctionnait parfaitement: en répétant plusieurs fois les mêmes visées horizontales sur des points situés entre 50 à 100 m, les écarts de lecture angulaire ne dépassaient jamais 1°. Cependant, sur des distances plus grandes ou avec des points de visée de petites dimensions, les risques “d’inexactitudes” deviennent plus importants.

Le chorobate

Le chorobate du point de vu du viseur avec en face, la mire parlante
Le chorobate du point de vu du viseur avec en face, la mire parlante

Bien qu’aucune fouille archéologique ne nous ait permis d’en retrouver ne serait-ce que des fragments (l’appareil est presque exclusivement en bois), la description que nous en fait l’ingénieur romain Vitruve est suffisamment précise pour que nous ayons une idée assez correcte des dimensions et de l’allure générale de cet instrument.
L’utilisation du chorobate doit être très ancienne, ce genre d’instrument (ou son équivalent) est certainement aussi vieux que les aqueducs. En effet, leur construction implique nécessairement une pente régulière, ni trop forte ni trop faible pour un écoulement correct entre la source et le point d’arrivée: un instrument permettant de mesurer les différences de niveau est donc indispensable.

Les plus anciens aqueducs ont plus de 3000 ans: sous le règne du roi Salomon, la ville de Jérusalem s’est vu pourvue d’un aqueduc, c’est aussi le cas de la ville de Ninive en 690 avant J.C. Il est donc probable que le mot d’origine grecque chrobatum ((Chrobatum: de chora; région, pays, territoire et du verbe bainem; marcher)) identifie un instrument de mesure déjà ancien.
Vitruve nous décrit avec précision le chorobate ((De Architectura, livre VIII, chapitre 6)). Il nous explique que pour conduire les eaux aux habitations et aux villes, le premier moyen est d’en prendre le niveau. De tout les instruments utiles pour effectuer cette opération, le chorobate est le plus exact.

Vitruve poursuit en nous le décrivant:

Le chorobate se compose d’une règle longue d’environ vingt pieds ((vingt pieds; soit pratiquement 6 mètres de long! Pour des raisons pratiques (notamment de logistique) notre chorobate reconstitué ne fait que le tiers de cette longueur.
On estime que l’exactitude des mesures est moindre surtout à de longues distances avec ce “petit” chorobate, heureusement pour notre groupe de reconstitution, nous n’avons pas à construire d’aqueducs… Notre instrument a avant tout une vocation pédagogique et les mesures que nous effectuons pour le public sont réalisées à des distances assez proches (10 à 20 m) et restent relativement précises.)); aux extrémités de cette règle se trouvent deux pièces de même dimension qui y sont assemblées en forme de bras d’équerre, et entre la règle et les extrémités de ces deux pièces coudées s’étendent deux traverse fixées par des tenons, sur lesquelles on trace des lignes perpendiculaires; sur ces lignes viennent correspondre des plombs attachés de chaque côté à la règle. Ces plombs, lorsque la machine est en place, venant à rencontrer perpendiculairement les lignes tracées sur les pièces de dessous, font voir que l’instrument est bien de niveau.
S’il arrivait que le vent en agitant le plomb, l’empêchât de se fixer d’une manière certaine, il faudrait alors creuser sur le haut de la règle, un canal long de cinq pieds, large d’un doigt et profond d’un doigt et demi, et y verser de l’eau; si l’eau touche également l’extrémité des bords du canal, c’est que l’instrument sera bien de niveau.

Pour effectuer une visée avec le chorobate, il faut l’avoir positionné parfaitement à l’horizontale grâce à un jeu de cales dans l’axe souhaité pour réaliser la visée. Le librator ou un de ses aides pourvu d’une excellente vision se positionne les yeux à hauteur de l’appareil afin de viser un jalon gradué situé dans l’axe à une distance raisonnable pour qu’une “lecture soit possible” ((Une communication présentée par Claude Larnac en juin 1999 au colloque de Saint-Etienne sur “la dioptre d’Héron d’Alexandrie” et concernant les limites du système oeil-chorobate pour l’implantation de l’aqueduc de Nîmes remet en grande partie en cause efficacité du chorobate. Claude Larnac démontre que les “limites oculaires” des visées réalisées avec un chorobate sont telles que la plupart des tronçons des 49,8 km de l’aqueduc de Nîmes n’ont pu être construit grâce à cet appareil. Il explique que la structure même de l’oeil humain ne lui permet pas, “dans les meilleures conditions diurnes, de séparer deux points distants de moins de 1mm à 3m, soit 1,7 cm à 50m ou, par extension 34cm à 1km.”
or, la déclivité moyenne de l’aqueduc de Nîmes est de 1,2cm pour 50m ou, par extension 24cm à 1km.
A cela, il faut ajouter les limites même de l’instrument, l’horizontalité parfaite n’est jamais vraiment atteinte et le bois utilisé pour fabriquer le chorobate est inévitablement sujet à des déformations même minimes sous l’effet conjugués des différences de températures et d’humidité. Dans ces conditions, “les performances du système oeil-chorobate ne pouvaient dépasser la précision de 4 à 4,5cm pour 50m, soit 85cm sur 1km. Les expérimentations sur le terrain menées par Jean-Pierre Adam confirment ces résultats avec une erreur constatée de 4cm sur 51,3m.
De cette communication scientifique il résulte :
Que le chorobate n’a pas pu être utilisé pour la construction de l’aqueduc de Nîmes.
Que le chorobate n’est qu’un instrument relativement fiable dans certaines circonstances (sur des visées de courtes distances par exemple)
Qu’il existait donc d’autres moyens comme des appareils dont le principe repose sur celui des vases communicants.)).

le légionnaire tenant la “mire parlante” ou jalon gradué en doigt et en pied positionne son index droit sur une marque repaire située sur le jalon et correspondant à l’exacte hauteur du chorobate. Une fois positionné dans l’axe de l’appareil, le librator vise le jalon et indique au légionnaire où il doit déplacer son index de façon à ce que celui-ci soit à la même hauteur que le chorobate. Si la position de l’index est situé au dessus de la marque repère, cela signifie que l’endroit où a été posé le jalon est situé plus bas que l’endroit où a été installé le chorobate. Inversement si l’index est sous la marque repère, l’endroit est plus haut; il suffit alors de lire la graduation pour connaître la dénivellation exacte entre le chorobate et le jalon. Afin de minimiser les risques d’erreur, l’opération peut être renouvelée plusieurs fois puis on procédera à une moyenne des relevées.

dessin de Jean-Pierre Adam "La construction romaine" editions Picard.
dessin de Jean-Pierre Adam “La construction romaine” editions Picard.

Pour des déclivités plus importantes et pour des distances assez longues, on peut si le sol n’est pas trop accidenté pour gêner l’installation correcte du chorobate procéder d’une autre façon.
Avec des jalons de même hauteur 1,48 m (soit un double pas romain) par exemple, on peut déplacer dans l’axe le jalon jusqu’à ce que son sommet se trouve être exactement à la même hauteur que le tablier du chorobate, puis on installe l’appareil à l’endroit même où se trouve le jalon: de cette nouvelle position on renouvelle l’opération et ce autant de fois que cela s’avèrera nécessaire. Cette opération appelée cultellation à hauteur constante si elle peut paraître fastidieuse a cependant pour mérite de simplifier les calculs, elle n’est cependant pas possible sur tous les types de terrain.

Bibliographie

  • Vitruve, De Architectura Tome VIII chap. 6 “le chorobate”.
  • Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio
  • mise en ligne sur Internet par l’Université Toulouse le Mirail.
  • Jean-Pierre Adam, la construction romaine chap.1 “la topographie” Editions Picard. 4ème édition 2005.
  • Chouquer/ Favory, l’arpentage romain Editions Errance 2001.
  • Claude Larnac/ François Garrigue, l’aqueduc du pont du Gard Editions Les Presses du Languedoc 1999.
  • Anna Pikulska (Université de Lodz), Les arpenteurs romains et leur formation intellectuelle in Revue internationale des droits de l’Antiquité L.I. 2004.
  • Jean-Yves Guillaumin, L’écriture scientifique des agrimensores romains. Institut des sciences et techniques de l’Antiquité U.M.R. 6048, Université de franche-Comté.
  • Claude Larnac, Les limites du système oeil-chorobate pour l’implantation de l’aqueduc de Nîmes, extrait d’une communication présentée en juin 1999 au colloque de Saint-Etienne sur “la dioptre d’Héron d’Alexandrie”.

extrait de l’article paru dans la revue “L’archéologue” n°89

Auteur : Legion VIII Augusta

Histoire vivante et reconstitution historique du Ier siècle après J.C.

A voir aussi